mercredi 22 janvier 2014

Quand j'ai le travail dans la tête

(Article écrit en avril 2011)

Quoi de plus agréable que de pouvoir s’installer sur une terrasse, au soleil, l’ordinateur sur les genoux (toujours), un léger vent me décoiffe, juste là pour me rappeler qu’on est dimanche et que je m’en fous si mon brushing n’est pas fait. Des mouches qui viennent tourner autour de moi, que je tente désespérément de chasser du revers de la main. C’est la fin du week-end, déjà... Ma semaine a été éprouvante. Malgré le cadre reposant, je n'en profite pas vraiment, deux situations me travaillent, me hantent. Deux messieurs.

Le premier doit subir un pontage coronarien le plus rapidement possible. Diabétique, il se relève doucement d’un cancer de la prostate à 63 ans. Sa santé est très précaire, le médecin lui a bien dit, sans cette opération il prend beaucoup de risque. Monsieur n’a pas le moral, son opération lui fait peur : peur de ne pas se réveiller. Sa famille est restée au pays. En France, il est seul. Quoique, pas tout à fait en fait mais ça, on n’est pas censé le savoir. Car depuis 11 ans, monsieur remue ciel et terre pour aider son fils a obtenir des papiers et a séjourné en France de façon légale. Son fils, il le cache. Il ne dit pas où, trop peur que ça se sache.

Cette hospitalisation, il la voit comme une occasion en or. Il a entendu dire que lorsqu’un étranger vient dans un pays pour accompagner un membre de sa famille malade, il peut obtenir un récépissé provisoire. Alors monsieur passe ses journées à envoyer par fax à la Préfecture depuis le point phone du quartier, sans mentionner de destinataire précis, ses comptes-rendus médicaux, ses ordonnances, ses analyses de sang… Tout ça dans le but que la Préfecture offre enfin la possibilité à son fils de sortir de sa cachette sans craindre l’arrestation.

Et puis il y a eu cette consultation chez le cardiologue, en vue de préparer l’opération. Monsieur a souhaité que son fils l’accompagne, comme ça, le docteur pouvait lui faire un certificat médical expliquant que la présence de son fils pendant et après l’opération est indispensable pour monsieur et sa santé. Tout s’est bien passé à cette consultation, monsieur a obtenu son certificat médical, il allait le faxer à la Préfecture avec son fils… Mais c’était sans compter sur un contrôle de papier inopiné effectué par une brigade de policiers qui passait par là. Mauvais endroit, mauvais moment. Le fils de monsieur a pris peur et s’est enfuit. Course poursuite. Il est finalement arrêté, menotté et placé en centre de détention. Tout cela sous les yeux de monsieur qui paralysé par la situation, n’a pu rien faire.
Le lendemain, monsieur vient me voir. Paniqué, agité, essoufflé. Je tente de le calmer, je pense à ses problèmes de cœur, faudrait pas qu’il fasse un malaise maintenant. Il me demande de téléphoner à la Préfecture et de dire qu’il faut que son fils ait des papiers pour qu’il sorte de prison. Je lui suggère de nous rapprocher d’une association d’aide aux sans-papiers que je connais. Entre alors dans la danse Josette, une juriste à la retraite qui consacre son temps et son énergie à défendre les sans-papiers. Grâce à elle, je peux expliquer à monsieur que son fils est en détention provisoire, en attente d’un jugement au tribunal administratif qui pourrait ordonner sa reconduite à la frontière. Mais Josette est confiante, un accord européen vient de passer, il suspend toute reconduite à la frontière jusqu’à nouvel ordre en raison des mouvements sociaux actuels au Maroc, en Tunisie, etc.

2 jours plus tard, l’audience a lieu. Monsieur et Josette sont présents. Comme prévu, le fils est libéré avec un récépissé l’autorisant à rester sur le territoire français durant un mois. Josette prend le dossier en charge, elle va tout faire pour accélérer les choses auprès de la Préfecture qui depuis le dépôt de la demande de titre de séjour du fils, il y a presque 4 mois, ne s’est toujours pas prononcée. Monsieur est sous pression, vit mal la situation, a peur de ne plus avoir son fils à ses côtés, peur de ne pas survivre à cette opération et de mourir seul, ici. Sur conseils de Josette, il est venu me voir avec ce fils, que j’ai rencontré pour la première fois, pour remplir une demande de CMU. Tous deux parlent et comprennent très peu le français. J’explique qu’il faut joindre certains papiers à ce dossier, du moins je tente. Ils ne comprennent pas et pensent que je refuse de les aider. Monsieur s’énerve alors, entre dans une colère noire. Ce monsieur si calme et réservé d’habitude, je ne le reconnais pas. Il se met debout subitement et lève la main, menaçant de me frapper. Surprise et craignant qu’il passe réellement à l’acte, mon réflexe a été de lui ordonner de sortir de mon bureau pour se calmer dans la salle d’attente. Quelques minutes plus tard, il est revenu, s’est excusé de son excès. J’ai rempli le dossier de CMU, sans les justificatifs à joindre.

Aujourd’hui, nous en sommes là. L’échéance du récépissé pèse comme une épée de Damoclès au dessus de la tête du fils et de son père, qui refuse de se faire opérer tant que son fils n’aura pas obtenu un titre de séjour. J’ai beau lui dire que l’obtention des papiers n’est pas sure, que cela va prendre du temps, qu’il devrait « profiter » du récépissé de son fils pour se faire opérer… Rien n’y fait. Aux dernières nouvelles, si le fils n’obtient pas ses papiers à l’échéance de son récépissé, monsieur fera une grève de la faim…


Le deuxième est un monsieur français, d’origine algérienne. Il était marié à une française, vivait dans une belle maison. Elle s’occupait de tout, il était commerçant. En 2009 elle est décédée d’un cancer. Tout s’est écroulé autour de lui. A la retraite, seul, monsieur se laissait partir petit à petit, ne s’alimentait plus, ne sortait plus, ne payait plus ses factures, son loyer. Il restait simplement assis sur son lit, jour et nuit, et regardait le mur face à lui. Ses voisins se sont inquiétés de ne plus le voir et ont contacté la police. C’est ainsi qu’il est entré au foyer, pour rompre son isolement tout en lui permettant de garder un « chez lui ». Ce passage à vide a laissé ses traces : il souffre de diabète insulino-dépendant et n’a pas fait ses injections depuis des mois, de problème de reins, d’un souffle au cœur, de dénutrition.
Depuis son entrée au foyer, régulièrement il retourne au pays, là-bas il s’est remarié. Alors qu’il revenait au foyer après quelques mois passés auprès de sa femme, il a fait un malaise à la gare de Marseille. Durant un mois, il est resté à l’hôpital de Marseille. Personne n’a été informé de cela : au foyer, l’idée qu’il soit décédé là-bas nous a même traversé l’esprit.
Courant mars 2011, ce monsieur que je n’avais encore jamais vu, se présente à ma permanence. Il s’assied. Ne parle pas. Regarde dans le vide. Une odeur nauséabonde envahit le bureau, un mélange de transpiration et d’urine. Silence. Un long silence. Il ne parle toujours pas. Je sens qu’il va très mal, je tente de faire connaissance avec lui, je lui demande son nom. Et là, les larmes vont couler à flot, il tremble, épuisé. Il me raconte lentement et difficilement son périple : l’Algérie, l’hospitalisation à Marseille où il a cru qu’il allait mourir seul, le vol de ses valises dans le train, son retour au foyer depuis la veille à 23h, qu’il n’a plus d’habits, n’a pas mangé depuis sa sortie de l’hôpital soit 3 jours, qu’il a eu très peur, il veut dormir et ne sait pas comment il est arrivé jusqu’au foyer et qu’il n’a plus d’argent sur son compte car sa retraite n’a pas été versée.
Je ne réfléchis pas à ce que je peux ou ne peux pas faire. J’agis sans me poser de question : je connais un restaurant à côté du foyer qui m’avait proposé de faire don de repas aux résidents les plus malades et les moins mobiles, je contacte le CCAS pour demander une aide financière d’urgence, je vais au vestiaire du Secours Populaire et reviens avec quelques vêtements, je vais à la laverie du coin avec les habits qu’il portait, je vais lui faire quelques courses avec l’aide financière du CCAS que j’ai réussi à obtenir dans la journée, je contacte son médecin traitant qui vient le voir le jour même et nous mettons en place des soins infirmiers à domicile pour que ses injections d’insuline soient faites, je prends sa pile de courriers non ouverts depuis des mois et fais le tri.
Son mal-être me touche. Je passe le voir chaque jour, bien que je ne sois qu’à mi-temps, à chaque fois je le trouve dans son lit, il n’a pas mangé. Je lui prépare un petit quelque chose et reste avec lui jusqu’à ce qu’il termine son assiette. Je lui ai proposé de mettre en place une aide ménagère, il ne veut pas de tout ça, il est fatigué.
Tout doucement, les larmes vont laisser place à l’errance et à l’envie de retourner en Algérie. De nombreuses fois, je suis allée le voir chez lui, il n’y était pas. Il tourne en rond. Ne se sent plus à sa place au foyer. Lors du passage des infirmières, il n’est souvent pas chez lui. Ses injections ne lui sont donc pas régulièrement faites.
Dans sa tête ce monsieur n’est plus au foyer, il est déjà reparti en Algérie… Définitivement. Lundi prochain, ce monsieur sera parti… Il a déjà son billet, en aller simple.

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